Histoire
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04
2024

Depuis l’origine, l’homme a voulu maîtriser les moindres aspects de sa vie. Et il y est parvenu, comme aucune autre espèce sur Terre. Il a réussi à dompter la nature, à contenir ses ennemis, à vaincre les maladies. Et puis, récemment, tout a basculé. Tout semble désormais lui échapper, malgré tous les progrès de la technologie. La nature se rebelle, l’économie devient folle, la dérégulation est devenue le maître mot, les pires catastrophes se produisent sans qu’on puisse en contenir les effets… Bref, l’homme est dépassé. Lui qui voulait tout contrôler n’est plus aujourd’hui qu’une feuille ballottée au vent mauvais.

Tout contrôler

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L’histoire de l’humanité peut au fond se résumer en deux mots : « Tout contrôler ». Il semble bien que ce qui nous distingue des autres espèces animales, c’est cette idée que pour survivre, l’homme doit se rendre maître de son environnement. De tout ce qui fait son environnement : la nature, les autres espèces, les autres hommes... et lui-même ! « Tout contrôler ». Notre cerveau semble programmé pour cela. Pourquoi ? Sans doute pour sa survie. J’ai souvent dit dans ce blog que l’homme est vraiment une petite chose qui, à la base, n’a pas beaucoup d’atouts en poche. Il n’est pas très grand, il n’est pas très fort, il ne court pas très vite, il n’a aucune protection naturelle. Bref, il est l’être le plus visible et le plus vulnérable de la Création. Et pourtant, quand on voit où il est arrivé, sa belle carrière, on se dit qu’il avait sans doute un truc en plus. Et ce truc en plus, c’est justement ce gêne qui l’incite depuis le début et en permanence à « tout contrôler ».

Tout commence avec le silex

La taille du silex.

Et cette envie ne date pas d’hier, elle est apparue très tôt, si tôt qu’on peut penser qu’elle était déjà là, enfouie dans un coin de son génome. Car, la quête du contrôle commence il y a quand même 3,3 millions d’années ! Oui, 3,3 millions d’années — ce n’est pas hier ! — quand il commence à tailler des silex pour en faire des outils, des armes, mais aussi des accessoires de cuisine. C’est peut-être un détail pour vous, mais pour lui, ne plus être obligé de se servir de ses dents pour découper sa viande, c’est un pas de géant ! Il exerce sur la matière, la pierre, un contrôle et la plie à ses intentions, à ses besoins.

Certes, certains animaux utilisaient aussi des outils [1] mais rien à voir avec ceux fabriqués par l’homme. L’outil devient même un objet culturel et permet aux chercheurs de repérer sur Terre chaque population en fonction des outils qu’elle travaillait. Ces outils, surtout utilisés pour la chasse, puis pour le dépeçage des animaux tués, témoignent de la volonté de l’homme de dominer son environnement, comme aucun autre animal ne le fait.

Quand il taille avec une grande habileté ses silex, l’homme produit en toute innocence un outil qui est à son service. Il le domine. Il ne peut sans doute pas imaginer que, des millénaires plus tard, tout va s’inverser : l’homme va finir par créer des outils qui le domineront, dont il deviendra esclaves. Censés l’aider, comme le silex de l’homme préhistorique, ils l’asserviront, et l’humilieront même, car la plupart dépassent ses capacités d’entendement. Non, il ne peut pas imaginer qu’en taillant son silex, il met le doigt dans un engrenage qui pourrait bien être fatal à l’humanité...

Mais pour l’heure, il se réjouit de son ingéniosité.

Sa maîtrise des outils et des animaux l’amène même à se créer des vêtements pour lutter contre le froid. Il parviendra ainsi à affronter des périodes de glaciation. Il maîtrise le climat. Sa survie ne dépendra plus de ses variations intempestives.

Les jours passent, les années passent, les millénaires passent, et il y a 400.000 ans l’homme découvre le feu. Une étape décisive dans le contrôle de son environnement. Non seulement il peut ainsi se protéger des animaux les plus menaçants en les tenant à distance, mais il découvre la « cuisine », la cuisson… Il prend le contrôle sur la chair animale qu’il va accommoder à sa sauce. Et plus encore, il devient capable d’imprimer aux métaux les formes qui lui conviennent. Il était maître de la pierre, le voilà maître du fer, maître du feu. Il parvient même à se faire un ami d’un de ses pires ennemis, le loup. Il en fera un bon chien de garde. Son ambition ne va plus avoir de limite. Il se sent pousser des ailes : le monde peut être à ses pieds, s’il le veut bien.

Le mystère Göbekli Tepe

Le site de Gobekli Tepe en Turquie. Le premier site religieux.

Récemment, la découverte du site de Göbekli Tepe a remis en cause ce que l’on pensait de l’évolution de l’homme. On considérait jusqu’alors que la religion était apparue avec la sédentarisation, avec l’agriculture. Mais le site de Göbekli Tepe, auquel j’ai consacré un article (Gobekli Tepe, le plus ancien site religieux ?) a remis en cause cette idée. Ce site situé en Turquie date de -14.000 ans, bien avant la sédentarisation de l’homme et son coup de foudre pour l’agriculture et l’élevage.

Or, selon les spécialistes, ce site marque un tournant dans l’histoire humaine. Car la naissance de la religion, grandement liée au culte des morts, fait faire prendre conscience à l’homme qu’il est un « animal » différent, qu’il occupe sur Terre une place particulière. À part. Et il n’a pas tout à fait tort et la suite de l’aventure humaine prouvera le bien-fondé de son intuition initiale.

Mais surtout, il déduit de cette place particulière une évidence : les dieux l’ont béni entre toutes les créatures terrestres et donc, il est autorisé à les dominer. Une sorte de verrou saute. L’homme considère que le monde doit se soumettre à sa volonté, car il est hors du commun.

Ainsi la porte est ouverte à l’aventure de l’agriculture et de l’élevage. L’homme prend le contrôle de la nature en la façonnant selon ses besoins. Il prend aussi le contrôle des animaux en les domestiquant. La nature entière est désormais à son service et il entend l’accommoder à son goût.

L’agriculture devient si vitale qu’elle pousse l’homme à contrôler les cycles des saisons. Il invente l’astronomie pour percer le mystère du fonctionnement des planètes, surtout du soleil et de la lune, qui dirigent tellement la vie sur Terre et, à défaut de pouvoir les dominer, au moins anticiper leurs actions et ne plus les subir comme les animaux.

J’ai expliqué dans un article précédent sur l’écologie (Pourquoi l’écologie ne fait pas recette ?) la difficulté que l’homme éprouve aujourd’hui à respecter la nature, alors qu’il n’a eu de cesse de la violer depuis des millénaires, de l’asservir à son bon vouloir. Penser qu’aujourd’hui c’est elle qui va dicter sa loi, c’est pour lui inconcevable... et insupportable.

Et Dieu alors ?

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Adam et Dieu. Fresque de Michel-Ange. Plafond de la chapelle Sixtine à Rome.

Mais quelque chose le contrarie. Il a fait des progrès incroyables pour contrôler son alimentation. Il a repéré le cycle des saisons, il sait domestiquer les animaux, il sait sélectionner les céréales qui le nourriront le mieux, mais il ne maîtrise pas tout, il le comprend vite. Il est encore très vulnérable. Il y a les dieux, les dieux qui semblent, eux aussi, vouloir exercer un pouvoir puissant sur sa vie. Ils se mettent en colère, assèchent les terres, ou au contraire les noient sous des pluies diluviennes. Il y a aussi ces maladies, qui le mettent en péril. La Bible relate les colères de Dieu quand l’homme ne répond pas à ses attentes : le déluge, les dix plaies d’Egypte, la Tour de Babel, etc...

Une sorte de concurrence — je n’ose dire de compétition — s’engage sur la domination de la Création. Qui est le chef ? Dieu ou l’homme ? L’homme sent qu’il va avoir fort à faire pour imposer sa loi à Dieu lui-même. Alors il pense que par la ruse, il va sans doute y parvenir... Il lui suffit sans doute de pénétrer les intentions divines pour mieux les contrôler.

Alors, des êtres apparaissent, des chamans, des grands prêtres, qui vont tenter de contrôler toutes ces choses qui se cachent derrière les choses. L’homme se sent capable de gérer la matière, y compris la matière animale, mais l’essentiel lui échappe… pour le moment.

Qu’à cela ne tienne, il va inventer des rites pour tenter de contrôler ces mystères. Ces rites sont des ruses ! Il s’agit de se mettre bien avec les dieux pour en obtenir des faveurs, autrement dit pour les contrôler. On leur présente des offrandes, on réalise des sacrifices, humains ou animaux. On leur voue des cultes. On construit des monuments pour leur montrer à quel point on les aime… d’un amour sincère et désintéressé… En fait, on les distrait en attendant le moment où, eux aussi, on les dominera. Mais, là, il va falloir attendre un peu… ! La science n’en est qu’à ses balbutiements.

Mais l’homme, en tentant de contrôler les dieux avec des rituels — en tout cas de s’attirer leurs bonnes grâces — se rend compte que les religions sont aussi un excellent moyen de contrôler les peuples. Des grands prêtres émergent qui prétendent savoir exactement ce que les dieux attendent des hommes, et gare à ceux qui ne leur obéiront pas ! Aux dieux, et surtout aux grands prêtres ! La religion peine alors à maîtriser les dieux, mais elle est un excellent moyen de contrôler les populations, de leur dire ce qu’elles doivent faire ou ne pas faire pour plaire ou déplaire aux dieux, pour accéder au Paradis ou à l’Enfer, selon eux.

La religion finit ainsi par instaurer un contrôle des âmes. La volonté de pouvoir des hommes s’étend alors à la nature, aux animaux, et finalement aux hommes eux-mêmes.

Ainsi naissent les civilisations, il y a 6 000 ans environ et leurs hiérarchies. Les classes sociales apparaissent, chacune contrôlant celle d’en-dessous. Au point que des hommes sont prêts à aller se faire tuer parce qu’un chef belliqueux leur a dit d’aller régler son sort à l’autre en face. La guerre naît avec les civilisations. Il s’agit de garder le contrôle sur ses richesses, et pourquoi pas ? prendre le contrôle des richesses du voisin. Et ainsi se créent les empires.

Les premières civilisations édictent des lois qui vont régir la vie des hommes. On a retrouvé à Sumer — sans doute le berceau de toutes les civilisations — des tablettes qui édictent les règles en matière de justice, d’impôt, d’éducation. On crée une police et des armées pour contrôler les populations. On invente l’écriture et la comptabilité pour suivre précisément les quantités produites et les quantités vendues. L’homme contrôle l’homme.

Les empires se constituent

L’immensité de l’empire romain dans l’Antiquité.

De guerre en guerre, les empires étendent leur pouvoir sur des territoires de plus en plus vastes, sur leurs richesses et sur les hommes qui y vivent, qu’ils condamnent souvent à la mort ou à l’esclavage. Ils s’étendent sur des kilomètres carrés ! Des distances incroyables ! Et pourtant, cela marche. Ainsi naissent de puissantes administrations et des circuits de communication performants... avant l’avènement d’Internet. Le pharaon d’Egypte règne sur un empire colossal. La Grèce prend ensuite le relais, et ensuite les Romains. Les Romains ! Leur territoire est immense ! Ils contrôlent un cinquième de la population mondiale ! Cela représenterait aujourd’hui un milliard six cent mille individus ! Et pourtant, l’ordre règne, presque partout. Ponce Pilate, préfet romain de Judée, décide de la vie et de la mort du Christ. Pourtant, Rome et Jérusalem, ce n’est pas la porte à côté !

Et pendant toute cette période, d’autres empires se constituent : en Chine, en Mongolie. L’homme veut contrôler des zones de plus en plus étendues. S’accaparer toutes les richesses, contrôler tous les esprits. Les grands guerriers de ces temps obscurs se rêvent en maître du monde et mettent en place des réseaux très structurés pour étendre leur pouvoir sur tous les hommes, quelles que soient les distances.

Durant cette période, les prêtes, qui prétendent connaître mieux que personne les volontés des dieux, mettent en place toutes sortes de rites pour étendre leur pouvoir sur les hommes souvent sous la menace des pires châtiments après la mort s’ils ne s’y conforment pas. La mort, parlons-en ! Les Egyptiens sont persuadés qu’ils la contrôlent. Ils savent ce qu’il faut faire pour que le défunt pharaon coule des jours heureux dans l’Au-delà. L’homme contrôle tout : du début de la vie à sa fin, et même après.

Les colonies se créent. À l’époque moderne, l’empire britannique atteint des dimensions incroyables. Napoléon étend aussi son empire sur de vastes zones. Et ces immensités sont parfaitement contrôlées, de Londres ou de Paris...

La technologie fait faire à l’humanité des bonds de géant

Puis une guerre commence à se livrer entre la science et la religion. Cette dernière considère que les textes religieux ont tout expliqué et qu’il n’y a rien de plus à savoir sur la marche du monde. Dieu est à l’origine de tout. Point barre. Et malheur à ceux qui pensent que les choses sont sans doute plus compliquées que cela. Le monde a été créé en sept jours (six même) grâce au verbe divin. Les espèces animales sont nées d’un coup, toutes en même temps ; la Terre est le centre du monde et l’univers tourne autour. En défendant la toute-puissance de Dieu, les religions semblent servir davantage leur désir de contrôle des populations que la recherche de la vérité !

Mais de valeureux scientifiques finissent par faire triompher la vérité, comme Galilée pour la place de la Terre dans l’univers, comme Darwin pour la façon dont les espèces évoluent à partir d’ancêtres communs. Il leur faut bien du courage mais ils brisent un plafond de verre, et l’homme peut alors déchaîner sa créativité dans l’invention d’une multitude de machines qui vont lui permettre de dominer les mers, les airs, la terre, transformer les métaux et surtout alimenter toutes ces machines avec des énergies inépuisables (du moins pense-t-on).

On crée des barrages et des canaux pour contrôler les rivières. On crée des modèles mathématiques pour prévoir le temps qu’il fera et nous prémunir contre les événements cataclysmiques. On crée des médicaments pour maîtriser notre santé. On crée des outils (radiographies, échographie, etc.) pour explorer le fonctionnement du corps. On crée des satellites pour contrôler les ennemis. Et toutes sortes d’engins de guerre pour protéger son territoire et conquérir celui de son voisin.

Le scanner médical permet de sonder les entrailles des patients sans les disséquer !

Dans le domaine de la médecine, les progrès sont considérables. On invente pléthore de médicaments, qui allongent notablement l’espérance de vie. Les greffes se multiplient. Les outils pour connaître le fonctionnement du corps humains s’affinent. Des caméras miniatures explorent nos entrailles. Qu’il est loin le temps où on devait disséquer les cadavres des malades pour savoir de quoi ils étaient morts ! Grâce aux outils modernes, nous pouvons contrôler notre santé.

Ainsi, jusqu’au milieu du 20e siècle, l’homme se perçoit comme un Dieu tout puissant, capable de contrôler la vie, la mort, la nature, et même sa propre espèce.

Dans les années 30, le régime hitlérien entend même contrôler la pureté de la race. C’est l’eugénisme, qui va conduire des millions d’individus dans les camps d’extermination. La pulsion de l’homme à vouloir tout contrôler vire à la folie et atteint alors son paroxysme. Mais c’est le début de la fin.

Car en ce début du 20e siècle, des signes de la perte de contrôle commencent à se manifester.

La mécanique quantique

Dans les années 1920, des chercheurs tentent de résoudre certaines énigmes de la physique classique, comme la nature de la lumière (onde ou flux de matière ?), et explorent le monde de l’infiniment petit, le monde subatomique, celui des quanta, et là, c’est l’effroi : aucune des règles qui régissent la physique classique ne se retrouve plus dans la mécanique quantique. La lumière, comme tous les objets physiques, peut présenter une double nature : ondulatoire ou corpusculaire. Cela dépend... de l’observateur ! Si l’observateur est persuadé que la lumière est une onde, elle se comportera comme telle. S’il est persuadé qu’elle est un flux de matière (des photons), elle se comportera comme telle. Or les deux états sont incompatibles. On découvre alors que notre réalité baigne dans une profonde incertitude. Pire, il est impossible de connaître en même temps la vitesse et la position d’une particule. Si on connaît sa vitesse, on ne sait pas où elle va ; si on connaît sa position, on ne sait pas à quelle vitesse elle circule. Et pire que pire, les particules sont liées entre elles et peuvent échanger des informations (sur leur polarité, par exemple) même à des milliards de kilomètres de distance. Instantanément. Plus vite que la vitesse de la lumière, laquelle est supposée être une limite absolue. C’est le phénomène de l’intrication.

Cette image montre qu’un même objet peut apparaître sous deux formes contradictoires. Ce fut le cas pour la lumière, qui apparaissait aux chercheurs tantôt comme une onde, tantôt comme un flux de particules, deux aspects incompatibles...

On croyait avoir tout compris de la matière, et on découvre que tout est beaucoup plus compliqué. Au point que même Einstein qui, pourtant, pose les bases de la mécanique quantique, n’adhère pas à toutes les idées qu’elle véhicule, notamment sur l’importance de l’observateur. Il déclare :

« Je veux croire que la Lune est toujours là, même quand je ne la regarde pas ! ».

Même si, de nos jours, les scientifiques font d’immenses progrès dans la connaissance du monde quantique, on ne sait toujours pas comment ce monde si étrange, si imprévisible, si surprenant peut donner naissance à chaque instant au monde si rationnel, si stable, si prévisible, qui est le nôtre, celui dans lequel nous vivons au quotidien.

La vérité de la matière nous dépasse. La passerelle entre les deux mondes nous échappe. Une part de notre rêve de tout contrôler s’envole.

La matière noire

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Mais un nouveau coup vient nous frapper quelques années plus tard, en 1933, avec les travaux de l’astronome suisse Fritz Zwicky. Il découvre que la masse dynamique d’un amas d’étoiles est plus importante que sa masse lumineuse. Comment expliquer cette différence de masse ? Une erreur dans les calculs ? Une imprécision des outils d’analyse ? Se peut-il qu’il y ait une masse invisible ? Pourtant, quelques années plus tard, d’autres chercheurs font la même constatation : il existerait dans l’univers une matière invisible à nos yeux et pourtant bien active. Ils l’ont baptisée la « matière noire » parce qu’on ne la voit pas... D’ailleurs, on la cherche toujours. On la soupçonne de jouer le rôle de matrice. Ce serait elle qui structure l’organisation régulière des galaxies dans l’univers, comme la trame d’un canevas. L’ennui, c’est que la masse de cette matière noire est énorme. Elle représenterait 27% de la matière de l’univers.

La matière noire, invisible à l’œil nu, occupe 27% de la matière de l’univers. On la soupçonne d’être une sorte de matrice qui structure l’organisation des galaxies.

Les scientifiques en ont avalé leur chapeau ! Ainsi eux qui croyaient avoir tout compris au monde créé, avoir envoyé Dieu dans le décor, ils doivent admettre — et c’est douloureux — qu’en fait la matière visible qu’ils connaissent ne représente que 5% de la masse de l’univers. Et encore, avec la mécanique quantique, la vraie nature de ces 5% leur échappe un peu [2].

Voilà que l’homme, qui croyait tout maîtriser, qui, à l’orée de ce 20è siècle, pensait dominer le monde, tout connaître de son fonctionnement, de sa nature, de ses effets, bref, qui croyait avoir tout compris, ou être tout près d’avoir tout compris, voilà que l’homme est dépassé. Complètement dépassé. Tout est beaucoup plus compliqué que, dans son ambition démesurée à se rendre le maître unique de la Création, il l’avait cru.

Ça commence à sentir le roussi pour l’homme. Et l’estocade finale va bientôt venir...

L’ombre atomique

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La Deuxième Guerre mondiale a déchaîné l’imagination des hommes en matière d’armement. C’était à qui inventerait l’arme la plus destructrice. Et c’est les États-Unis qui remportèrent cette terrible compétition. Dès 1939, les Alliés craignent que les Allemands ne créent une bombe atomique. Dans une lettre, Albert Einstein prévient le président des États-Unis, Franklin D. Roosevelt, de ce danger, ce qui va inciter ce dernier à mettre au point cette arme redoutable. Par la suite, Albert Einstein regrettera d’avoir ainsi, involontairement, lancer la course à l’armement atomique, sa « seule grande erreur ». À Newsweek en 1947, il aurait déclaré :

« Si j’avais su que les Allemands ne réussiraient pas à produire une bombe atomique, je n’aurais jamais levé le petit doigt ».
Albert Einstein.

Si Albert Einstein a effectué les travaux qui ont permis de découvrir l’effet dévastateur de la réaction en chaîne provoquée par la collision de deux atomes, c’est le physicien américain Robert Oppenheimer qui est considéré comme le père de la bombe atomique.

Alors qu’en Europe la guerre cesse le 8 mai 1945, elle se poursuit dans le Pacifique entre le Japon et les États-Unis. Ne parvenant pas à arrêter les attaques des kamikases nippons, les Américains décident d’utiliser pour la première fois l’arme nucléaire. Ils larguent une première bombe sur Hiroshima le 6 août 1945, puis une autre sur Nagasaki, trois jours plus tard, causant de terribles pertes matérielles et humaines. Les deux villes sont rasées. Les Japonais annoncent 140.000 morts pour la seule ville d’Hiroshima. Une horreur absolue.

La ville d’Hiroshima, dévastée par la bombe atomique en août 1945.

Le Japon se rend le 14 août 1945, et c’est la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

Commence alors une autre guerre, « froide » celle-là, entre les États-Unis et l’URSS, chacun de ces pays voulant démontrer son avance technologique. Cette compétition va favoriser l’exploration spatiale. Sans elle, pas sûr que les Américains auraient débarqué sur la Lune en juillet 1969. Mais elle a surtout pour conséquence une course aux armements. Les Soviétiques se procurent les éléments pour créer leur propre bombe atomique et c’est alors une escalade incroyable. L’accumulation d’armes est si considérable, à l’Ouest comme à l’Est, que l’humanité commence à se faire sérieusement du souci pour sa survie. Il y a de quoi faire sauter la planète plusieurs fois ! Et fini la belle aventure de la planète bleue !

Conscients de ce danger, et devant le coût exorbitant du développement et de l’entretien de telles armes, les États-Unis et l’URSS signent des accords de désarmement et de limitation des armes nucléaires. On a eu chaud.

Par la suite, le nucléaire est reconverti pour une utilisation civile et la création d’énergie par ce nouveau « carburant » fait oublier la menace qui pesait sur l’humanité. Même si le stock d’armes s’est réduit, la menace nucléaire est encore bien là, d’autant que de nombreux pays aux régimes incontrôlables ont développé leur propre arsenal.

Mais, après tout, des armes qui peuvent se retourner contre lui, l’homme en a inventé de tous temps. Passée la sombre période de la préhistoire et ses menaces animales, l’homme a surtout inventé des armes pour faire la guerre à d’autres hommes. Oui, mais voilà, l’arme nucléaire est d’une nature bien particulière. D’abord, elle utilise des énergies qui nous dépassent totalement. Le soleil lui-même nous éclaire et nous réchauffe grâce à la fusion nucléaire qui se produit dans son centre. En maniant cette énergie, on joue un peu avec le feu. Ensuite, rien ne dit que l’accumulation d’armes nucléaires ne peut pas provoquer une réaction en chaîne que personne n’aurait souhaité. Il peut exister un seuil critique de stockage de ces bombes qui déclencherait leur explosion à l’insu de notre plein gré. Bref, on manie quelque chose de puissant, qu’en fait on ne maîtrise pas vraiment.

La suite des événements le montrera d’ailleurs.

Car même le nucléaire civil, censé être un nucléaire gentil, peut se retourner contre nous. En avril 1979, à la centrale de Three Mile Island aux États-Unis, une partie du réacteur fond entraînant la dispersion de radioactivité. C’est le premier gros accident nucléaire. Le 26 avril 1986 a lieu le terrible accident de Tchernobyl en URSS (aujourd’hui Ukraine). La radioactivité libérée par le phénomène se propage dans le monde entier (sauf la France ! [3]). Le 11 mars 2011, un tremblement de terre provoque un tsunami qui frappe la centrale japonaise de Fukushima. Des quantités de matière radioactive sont répandues dans l’atmosphère et dans la mer. Bref, même le nucléaire civil ne nous veut pas que du bien [4] et — il faut bien le reconnaître — les autorités japonaises ne maîtrisent toujours pas l’accident de Fukushima. Tandis que la centrale de Tchernobyl est aussi un casse-tête.

La centrale atomique de Tchernobyl.

L’homme a inventé un outil qui dépasse ses compétences, quels que soient les discours rassurants des autorités.

L’obsolescence de l’homme

Le premier qui a conscience de la difficulté de l’homme à dominer ses créations est un penseur allemand, Günther Anders, qui publie en 1956 un ouvrage majeur, « L’Obsolescence de l’homme » [5]. L’explosion de la bombe atomique l’a profondément marqué et il voit dans cet événement tragique un basculement dans la maîtrise par l’homme de son destin. Il lui semble qu’il a perdu le contrôle et que ses inventions vont finir par le dominer. Il écrit ainsi :

Il serait tout à fait concevable que la transformation des instruments soit trop rapide, bien trop rapide ; que les produits nous demandent quelque chose d’excessif, quelque chose d’impossible ; et que nous nous enfoncions vraiment, à cause de leurs exigences, dans un état de pathologie collective. Ou bien, dit autrement, du point de vue des producteurs : il n’est pas complètement impossible que nous, qui fabriquons ces produits, soyons sur le point de construire un monde au pas duquel nous serions incapables de marcher et qu’il serait absolument au-dessus de nos forces de « comprendre », un monde qui excéderait absolument notre force de compréhension, la capacité de notre imagination et de nos émotions, tout comme notre responsabilité.

Autrement dit, selon lui, l’homme serait totalement dépassé par les outils qu’il crée. Ces outils de plus en plus performants, sont, pour la plupart des êtres humains, très au-dessus de leur capacité d’entendement. De sorte, que l’homme, qui est contraint de les utiliser, faute à apparaître comme un réactionnaire, est constamment humilié par les outils qu’il emploie. La plupart de ces outils sont bien plus intelligents, et bien plus performants que lui.

Il écrit ceci à une époque (1956) où l’on n’a pas encore inventé l’ordinateur, Internet, le smartphone et les réseaux sociaux. Günther Anders apparaît aujourd’hui comme un visionnaire qui avait parfaitement anticipé la façon dont les machines que nous créons allaient nous dominer.

Dans ses ouvrages, il critique aussi les médias — essentiellement la télévision à l’époque — qui, selon lui, nous coupent d’un contact direct avec le monde réel et nous asservissent à un monde « imaginaire » que les dirigeants de la planète veulent nous montrer à la place du « vrai » pour défendre leurs intérêts en accroissant leur domination sur nos esprits. Pour lui, nous ne contrôlons plus nos vies, nous laissons d’autres les contrôler. Je reviendrai sur ce point.

Mais très vite on va se rendre compte que ces « autres » qui croyaient nous contrôler, eh bien, ils ne contrôlent plus grand-chose eux-mêmes. En fait, plus personne ne contrôle rien. L’homme est désormais ballotté par des événements et des phénomènes qu’il ne maîtrise plus.

L’avènement du libéralisme

Le formidable essor de l’économie après la Deuxième Guerre mondiale a aiguisé les appétits. Il y a tant d’argent à se faire dans tous les domaines. Les pouvoirs publics tentent dans un premier temps de planifier les transformations de la société. Mais très vite le libéralisme impose l’idée qu’il faut laisser le marché décider. Le principe est que la somme des intérêts individuels doit faire l’intérêt général, sans qu’un gouvernement décide de ce qui est bon ou mal pour un pays. Il faut donc renoncer au plan, renoncer à la régulation, et laisser la libre entreprise faire le bonheur des hommes. Ce sont les consommateurs qui, au final, décideront de ce qui est bon ou pas pour le monde.

L’Union Européenne, créée après la Deuxième Guerre mondiale, va donc s’employer à libéraliser le commerce et à « déréguler », pour notre bonheur à tous. L’échec du communisme, à l’Est, qui base tout, lui, au contraire, sur la planification, semble attester que la libre circulation des matières, la dérégulation, la levée des contraintes douanières, bref, le libéralisme, est au fond le modèle économique qui convient le mieux pour faire le bonheur de l’humanité.

Chute du mur de Berlin.

Et en décembre 1989, le Mur de Berlin tombe, l’URSS s’effondre. Fin du communisme. Le libéralisme a gagné. Même la Chine, le pays de Mao, se lance dans le profit à outrance. Comme en plus, elle ignore les lois qui encadrent un tant soit peu le commerce (lois sociales ou lois environnementales), les industriels européens se précipitent dans cet Eldorado moderne où l’on peut faire ce qu’on veut pour pas cher. La Chine devient l’atelier du monde. L’Europe, notamment la France, se désindustrialise. Ouf ! Plus de syndicats qui gênent le business !

On voit aujourd’hui où nous a conduits cette politique. Les pays européens sont devenus totalement dépendants de l’extérieur, et de la Chine en particulier. Ils ne contrôlent plus rien. Ils sont asservis, rendus vulnérables en cas de problèmes. On l’a vu au moment de l’épidémie de covid. On le voit aujourd’hui où les relations avec la Chine se compliquent.

En fait le libéralisme vit depuis le début sur une illusion. Le dogme selon lequel le cumul des choix individuels fait le bonheur général est naturellement une utopie. Il suppose que les acteurs économiques soient libres de leurs décisions. Or les industriels s’emploient à influencer leur comportement, notamment bien sûr par la publicité, mais aussi par la concentration. Ils instaurent une fausse concurrence entre des produits qui, en fait, sont fabriqués par les mêmes entreprises au sein de holdings gigantesques. On modèle en fait les esprits. Comme l’avait prédit Günther Anders, via les médias, les puissances économiques présentent aux consommateurs un monde « imaginaire » destiné à influencer leurs achats. Et il faut beaucoup d’énergie aux individus pour tourner le dos à ce monde et regarder vers le monde réel.

Mais le libéralisme lui-même perd peu à peu le contrôle sur ses fondamentaux. Récemment, la Chine a fait l’objet d’une reprise en main autoritaire par le nouvel homme fort du pays, Xi Jinping, qui instaure un régime moins libéral. Elle n’est plus l’El Dorado d’avant. Les industriels qui ont localisé leurs activités dans l’Empire du Soleil Levant paniquent et tentent de revenir au bercail, mais ce n’est pas si simple... L’Occident s’inquiète désormais pour le contrôle des matières premières qui sont indispensables aujourd’hui.

L’homme a inventé toutes sortes d’outils qu’on nous présente comme merveilleux : les smartphones, les voitures électriques, les data-centers, etc. qui ont besoin de composants, notamment les piles ou les micro-processeurs, dont nous ne disposons pas. Nous devenons totalement vulnérables vis-à-vis de pays sur lesquels nous n’avons aucune prise. Nous perdons là aussi le contrôle.

La menace numérique

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On accuse souvent la mondialisation de tous nos maux, mais le problème, ce n’est pas la mondialisation, car le monde, si j’ose dire, a toujours été mondial. C’est sans doute même une des caractéristiques qui a permis à l’homme, à une époque reculée, de dominer le monde, son besoin d’échanger avec d’autres hommes. Des fouilles archéologiques ont mis à jour, dans des grottes préhistoriques très à l’intérieur des terres, dans le sud de la France, des coquillages percés qui venaient de la côte, sans doute offerts ou échangés par des peuplades très éloignées les unes des autres. Le commerce international n’est pas né aujourd’hui, il a toujours animé l’homme, car l’échange et le voyage sont dans son ADN depuis l’origine. Notre époque n’a fait que faciliter ces deux besoins fondamentaux de notre nature.

Un certificat d’action « papier » avant la numérisation des titres, et de toute l’économie.

Le problème actuel, ce n’est pas la mondialisation, c’est la numérisation. Il n’y a pas si longtemps, pour vendre des actions, il fallait se rendre à la banque avec sous le bras son petit paquet de certificats d’actions émis par une société. Mais la France, grande pionnière dans ce domaine, a décidé la numérisation de tous les titres au moment de la création de l’impôt sur la fortune au début des années 80. Pas question que des titres échappent à l’impôt. Le gouvernement donna aux Français possesseurs de certificats en papier un délai, jusqu’au 3 mai 1988, pour numériser ces documents [6]. Et les titres en papier perdirent toute valeur [7].

La numérisation va transformer la façon de commercer au point que l’on parle de « Révolution numérique », une révolution du même ordre que la « Révolution industrielle » du XIXe siècle, et qui débouche sur une Nouvelle économie. Le développement de l’informatique, puis la création d’Internet et enfin l’apparition des smartphones transforment notre relation au monde. Les échanges commerciaux s’accélèrent, les ordres sont donnés à la vitesse de la lumière. Des fortunes se font et se défont en un clic. Et pas besoin d’être derrière son écran pour suivre les cours de la Bourse et saisir les opportunités, des programmes sont mis au point qui effectuent ces tâches à votre place. Ils ne se contentent pas de passer des ordres, ils anticipent les évolutions des cours grâce à des algorithmes de plus en plus complexes. Aujourd’hui, la bataille est rude pour proposer aux investisseurs les logiciels les plus performants.

Cette numérisation du commerce change l’ordre du monde. La spéculation boursière s’en donne à cœur joie, si bien que les cours des matières premières, par exemple, peuvent s’envoler sans raison réelle. Des « bulles » boursières se créent, comme celle d’Internet en 2000, puis explosent en un rien de temps, faisant des victimes (et parfois aussi des heureux). Sans parler des escroqueries, comme les Pyramides de Ponzi, qui rémunèrent les actionnaires avec les fonds déposés par les nouveaux entrants dans le système. La plus célèbre affaire de ce type étant celle de Bernard Madoff.

Ces phénomènes « paranormaux » de la « Nouvelle Économie » sont facilités par la dématérialisation des échanges. Et personne, aujourd’hui, ne peut dire que les mouvements de la Bourse sont contrôlés, et contrôlables. L’économie est donc maintenant livrée aux quatre vents. Il existe bien des systèmes de régulation des marchés financiers [8]. Mais on constate la grande vulnérabilité des pays aux évolutions en dents de scie de certains cours de la Bourse.

Nos démocraties sont en berne

Mais le paradoxe est que cette « Nouvelle Économie » où personne ne maîtrise rien, où les pays sont à la merci des envies spéculatives, où des fortunes considérables s’accumulent sans réalité matérielle, où le créateur de Meta [9], Mark Zuckerberg, peut perdre quelques milliards en une journée, c’est cette économie-là qui domine le monde. Domine, mais ne contrôle pas.

Le système libéral impose en effet désormais sa loi au monde entier, n’ayant plus le communisme pour tempérer ses ardeurs. Et tous les politiques de la planète se plient aux exigences de ce nouveau maître un peu fou qui entend régler tous les aspects de nos vies, alors qu’il ne maîtrise plus aucun des paramètres.

Le bulletin de vote a perdu de sa valeur.

Les démocraties en prennent un coup ! Les peuples n’ont plus qu’une influence marginale sur la marche de leur pays. Ils peuvent imposer des mesurettes, mais l’essentiel relève de la « Nouvelle Économie ». Les gouvernements peuvent bien se succéder, de droite, de gauche, du centre, d’un extrême ou d’un autre, ils font la même politique. Les urnes sont démonétisées et les électeurs restent chez eux. Ne vont aux urnes que les « anciens », ceux qui ont connu l’époque où le bulletin de vote avait un pouvoir, avant la chute du Mur de Berlin en 1989, et ceux qui profitent du dérèglement du monde.

Mais dans l’ensemble, les peuples ont perdu le contrôle sur leur vie. Pour la raison que l’on vient de voir mais aussi pour une autre, que l’auteur de « L’Obsolescence de l’homme », Günther Anders, dont j’ai parlé plus haut, a très bien décrite. L’homme d’aujourd’hui est dépossédé du contact direct avec le monde. Les médias lui assènent en permanence des images qu’il n’a pas voulues, pas créées, qui l’isolent du vrai monde et remplacent la réalité vraie par celle dans laquelle ils veulent l’enfermer. Et c’est encore plus criant aujourd’hui où Internet et les réseaux sociaux nous asphyxient littéralement sous le poids des images !

Günther Anders évoque ainsi ce qu’il appelle l’« analphabétisme postlittéraire », c’est-à-dire :

Le fait qu’aujourd’hui, presque partout, on invite l’homme à regarder bouche bée les images du monde par le truchement de tous les moyens qu’offrent les techniques de reproduction - magazines, films, émissions de télévision -, et qu’il semble ainsi participer au monde entier (c’est-à-dire à ce qui constitue à ses yeux le monde « entier ») ; le fait que, plus généreusement on l’y invite, moins on l’informe de l’ordre du monde, et moins on lui permet de prendre les principales décisions concernant celui-ci ; le fait que, comme le dit une légende molussienne, on lui « bouche les yeux », c’est-à-dire qu’on lui donne d’autant plus de choses à voir qu’il a moins son mot à dire ; le fait que l’« iconomanie » à laquelle on l’a éduqué au moyen des images dont on l’inonde systématiquement présente dès maintenant les traits négatifs du voyeurisme, ceux qu’on a l’habitude d’associer à ce concept lorsqu’on le prend dans son sens le plus étroit ; le fait que les images, notamment lorsqu’elles submergent le monde, portent constamment en elles le danger de devenir un moyen d’abrutissement, parce que en tant qu’images, à la différence des textes, elles ne révèlent jamais les rapports qui constituent le monde mais se contentent de prélever des lambeaux de celui-ci : ainsi, en montrant le monde, elles le dissimulent.

Le flot d’images auquel nous sommes soumis nous coupe du monde réel.

Les images masquent le monde à l’homme, alors qu’elles font croire qu’elles le lui montrent. Dépossédé de cette connaissance du réel, l’homme perd tout pouvoir pour contrôler sa vie. Il est enfermé dans une prison d’images et n’a plus prise sur le monde. De plus, cette profusion d’images fait reculer peu à peu la réflexion au profit de l’émotion immédiate et brute, laquelle a tendance à accroître la violence dans le monde, comme je le montrerai dans un prochain article.

Tout se décide donc à la place du citoyen. Et il subit. Tout.

Le chef de famille a disparu

Représentation du « Père de famille », qui tire toute la famille. Fresque de Wen2 à Brest.

L’ancienne structure familiale, avec un homme « chef de famille » qui régente son petit monde et une femme au foyer qui élève les enfants, s’effondre peu à peu. Les femmes prennent leur autonomie et s’investissent dans un métier. Les hommes sont maltraités par les entreprises qui licencient à tour de bras pour réduire leurs coûts. Privé de sa dignité, l’homme perd ensuite son autorité dans le foyer ; les divorces, les ruptures, se multiplient. Les familles mono-parentales remplacent l’ancien modèle familial, avec des enfants souvent livrés à eux-mêmes. Les mères, débordées, ne parviennent plus à contrôler leurs enfants, lesquels mènent leur propre vie, en-dehors du regard des parents, communiquant entre eux via des réseaux sociaux qui échappent aux adultes. Dans les familles recomposées, le père peine souvent à s’imposer face aux enfants qui ne sont pas de lui.

Emeutes dans les cités en juin-juillet 2023.

En juin-juillet 2023, de violentes émeutes ont éclaté dans les cités à la suite de la mort de Nahel Merzouk, un adolescent de 17 ans, tué à bout portant par balle par un policier. Les forces de l’ordre ne sont pas parvenues à les arrêter. Les parents non plus. Ce sont les dealers qui ont calmé le jeu, car les policiers dans les cités gênaient le business.

Cette perte d’autorité est amplifiée par la nouvelle approche de l’éducation des enfants, qui donne plus de place au dialogue, à l’explication, à la négociation. C’est l’avènement de l’enfant roi, de l’enfant tout puissant, qui abuse du sentiment de culpabilité qu’éprouvent les parents du fait des séparations qu’ils lui imposent, ou du fait de leur moindre présence à cause de l’activité professionnelle.

Devenus incontrôlables, les enfants provoquent aujourd’hui un sentiment de rejet. Les restaurants commencent à proposer des salles « sans enfants », idem dans les trains : des wagons « sans enfants » sont demandés par les voyageurs ulcérés par le comportement des jeunes générations.

Et les animaux domestiquèrent l’homme...

Les chiens et les chats sont devenus nos maîtres.

Qu’il est loin le temps où l’homme était parvenu à domestiquer certains animaux pour assurer sa sécurité (les chiens) ou pour le débarrasser des rats qui dévoraient les récoltes de blé (les chats).

Aujourd’hui, l’homme ne contrôle plus ces animaux domestiques et ce sont eux, au contraire, qui ont pris le contrôle des hommes. Les chats ont complètement asservi leurs maîtres et se font nourrir sans rien donner en échange, sinon un ronronnement de temps en temps. Le reste du temps, c’est une destruction massive des canapés, une exigence éhontée sur la propreté de la litière (sinon gare aux représailles !), des crises quand la nourriture n’est pas servie assez vite ! Le chat est chez lui et le fait bien sentir à ses supposés maîtres. On dira que j’exagère. Mais à peine.

Côté chiens, ce n’est pas mieux. Qui est le maître ? L’animal ou l’homme ? On peut se poser parfois la question. Les interventions des dresseurs de chien sont de plus en plus nombreuses. Des maîtres sont débordés par des chiens qui leur imposent leur loi. Ils vivent un enfer au quotidien et finissent par se tourner vers des spécialistes car ils ne parviennent pas à venir à bout de leur chien dominant ou à fort caractère.

Dans ce domaine aussi, on assiste à une inversion de l’histoire. Les animaux dits « de compagnie » ont fini par domestiquer l’homme. Non seulement ils ne leur apportent plus les avantages pour lesquels ils ont été domestiqués, mais en plus ils pourrissent la vie de leurs maîtres. Quand on rentre chez certaines personnes et qu’on jette un œil à leur intérieur, on voit vite que tout est organisé en fonction de l’animal. En fait, on se retrouve chez lui et ses maîtres occupent les espaces qu’il veut bien leur laisser...

L’autorité en crise

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L’homme a ainsi perdu le contrôle de ses enfants... et de ses animaux. Cette crise de l’autorité ne se manifeste pas qu’au sein du foyer. Elle gagne aussi la sphère scolaire. Les professeurs ont de plus en plus de mal à faire régner un certain ordre dans leurs classes. Ils sont parfois menacés de mort par leurs élèves, et certains passent même à l’acte, parce qu’ils veulent imposer à l’enseignant leur façon de penser ou de voir le mode. Le « maître d’école » a disparu, du vocabulaire et de la réalité. Le savoir ne tombe plus d’en haut ; il fait désormais l’objet d’âpres négociations et ne se dispense que sur la base du plus petit commun dénominateur avec les élèves. Le savoir devient une opinion, que chacun, élève ou parent, peut remettre en cause, sapant ainsi l’autorité du professeur et de l’école.

Même situation avec la police. L’autorité du policier n’est plus qu’un lointain souvenir. La peur du gendarme a vécu. Les refus d’obtempérer se multiplient, comme si le respect de la loi, incarnée par la police, était devenu une option. La nécessité de se livrer tranquillement à un commerce illégal lucratif l’emporte sur l’obligation de se conformer à des règles sociales. Le policier n’est plus perçu comme celui qui maintient l’ordre dans la société mais comme celui qui contrarie le business.

Je pourrais donner d’autres exemples de la perte de l’autorité. Le résultat est une multiplication de ce qu’on appelle pudiquement des « actes d’incivilité ». Plus rien ne semble en capacité de réguler qui que ce soit.

Les causes de cette perte de l’autorité sont nombreuses : l’horizontalité de la circulation de l’information et des idées ; le primat de l’ego ; la constatation de l’inefficacité ou de l’incompétence de ceux qui prétendent contrôler les autres. Nous vivons dans un monde où les hiérarchies s’estompent. Il suffit de regarder la page d’accueil d’un site d’information : l’article sur une guerre côtoie un article sur un exploit sportif, lequel est suivi d’une publicité sur un robot-ménager. Cette bouillie qu’on nous sert accrédite l’idée que tout se vaut. De plus, la plupart des individus aujourd’hui n’attendent plus rien de la société et se referment sur leur sphère personnelle. De sorte qu’ils dénient à ladite société le droit de leur imposer quoi que ce soit. Et puis l’autorité se mérite. Et le comportement de nos dirigeants n’a pas l’exemplarité espérée... « Le poisson pourrit par la tête », dit-on.

De plus, notre société prône le culte du jeune. On voit ainsi des individus encore boutonneux nous délivrer des « tutos » sur la façon de gérer sa vie, compétence autrefois dévolue aux « anciens ». Mais voilà, les « anciens » sont humiliés, priés de quitter l’entreprise dès cinquante ans. Leur expérience ne sert à rien. De toute façon, ils sont dépassés. Cette pyramide inversée de l’expérience, où les jeunes en savent plus que les vieux, bouscule l’ordre social et remet en cause les fondements de l’autorité.

Tout devient hors de contrôle

Tous ces phénomènes se cumulent et nous arrivons à une époque — une première dans l’histoire de l’humanité — où l’homme a perdu le contrôle des éléments essentiels à sa vie, et même à sa survie.

En matière de santé, l’homme a certes fait des progrès impressionnants dans la maîtrise de la plupart des maladies. Il a développé un incroyable arsenal de médicaments qui a permis d’allonger l’espérance de vie ; il a mis au point des techniques qui permettent de soigner des maladies graves, de compenser des handicaps ou de limiter les conséquences les plus fâcheuses de certaines pathologies. On pouvait penser que, dans ce domaine-là au moins, l’homme d’aujourd’hui contrôlait mieux la santé que l’homme préhistorique.

Et puis il y a eu l’épidémie de la covid-19 en 2020. Pour ne pas gêner le commerce international — largement dépendant de la Chine — les autorités ont tardé à établir un blocus de ce pays pour éviter la propagation du coronavirus. Lequel virus, d’ailleurs, comme je l’ai indiqué dans un article précédent (Comment est mesurée l’efficacité des vaccins anti-covid ?), est certainement sorti d’un laboratoire de Wuhan à la suite d’un manque... de contrôle...!

Sur cette question, il faut voir le documentaire : « Covid : 100 jours pour éviter la pandémie » de Nolween Le Fustec réalisé en 2022 pour ARTE [10]. En voici le résumé :

« Censure, atermoiements et ratés ont jalonné les premiers mois de la propagation du Covid-19 à travers le monde. Avec de hauts responsables politiques et des dirigeants d’organismes de santé, cette enquête répertorie les »occasions manquées".

Entre la découverte, mi-décembre 2019, des premiers cas de Covid-19 à Wuhan et la publication, sur Internet, du séquençage génétique du virus, jusqu’alors gardé secret par Pékin, par deux virologues chinois et australien le 11 janvier, il s’écoule environ trois semaines : un précieux temps perdu. Mi-janvier, tandis qu’elle cherche à se rendre en Chine pour recueillir plus d’informations sur le virus, l’OMS choisit de ne pas déclarer l’urgence internationale par crainte de froisser l’Empire du Milieu. En France, malgré le confinement décrété à Wuhan, le gouvernement se veut rassurant. Mais, quelques heures après la déclaration le 24 janvier de la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, trois cas sont confirmés dans le pays. Si les ministres de la Santé européens se réunissent le 13 février, aucune restriction de voyages ni de quarantaine n’est prévue pour les passagers en provenance de Chine. Fin février, en manque de tests, l’Italie, qui n’a pas pris la mesure de la propagation du virus, perd le contrôle. En France, faute de suivi des stocks de masques depuis les années 2010, le gouvernement, contrairement à ce qu’il affirme, ne peut répondre qu’à 10 % des besoins et ne dispose d’aucune réserve pour les soignants. Mais ce n’est pas pour cette seule raison qu’il va se résoudre à imposer le confinement à partir du 17 mars 2020. À ce jour, les Vingt-Sept ne sont toujours pas parvenus à définir une politique sanitaire commune."

Heureusement, le virus s’est de lui-même retiré de la scène...

Dans ce domaine de la santé, un autre phénomène semble hors de contrôle : la prise de poids des individus. Le nombre de personnes en surpoids ou en obésité, surtout dans les milieux populaires, ne cesse d’augmenter. Et la plupart de ces individus ont bien du mal à exercer un quelconque pouvoir sur leur corps. Pour la bonne raison qu’ils n’exercent pas de pouvoir sur ce qu’ils consomment. Ils s’orientent vers des produits transformés bon marché, qui contiennent des éléments dont on ne contrôle pas vraiment l’origine. Bien malin, par exemple, celui qui voudrait contrôler la quantité de sucre qu’il absorbe. Il y a des sucres cachés dans tous les aliments industriels !

L’homme perd peu à peu le contrôle de son corps et la multiplication des salles de sport, loin d’être rassurante, prouvent plutôt qu’il y a bien un problème...

Il devient de plus en plus difficile — même pour la personne la plus attentive aux étiquettes — de contrôler son alimentation. Sait-on vraiment ce que l’on mange ? Là aussi, nous avons été privés du contact direct avec notre nourriture. Nous avons délégué aveuglément cette activité à des firmes qui pensent davantage à leurs profits qu’à notre santé, quoi qu’en disent leurs publicités. De sorte que nous ne contrôlons rien. Et l’on vient de découvrir que mêmes les eaux de source étaient traitées (à notre insu) ! [11]

Les déchets de notre monde moderne s’accumulent et polluent notre environnement.

Il y a une autre catastrophe qui menace l’humanité et qui est toujours bien présente. C’est la menace climatique. Tout le monde a compris maintenant, après des années de déni, que l’activité de l’homme crée un réchauffement climatique qui, à plus ou moins long terme, peut menacer la survie de l’humanité... et de quelques autres espèces !

On le sait, et on ne fait rien, ou rien qui soit à la hauteur de l’enjeu. Au contraire, même, face à des colères sociales comme celle des agriculteurs récemment, les gouvernements prennent des décisions en recul par rapport aux objectifs qui assureraient notre survie. On privilégie « la fin du mois » sur « la fin du monde », expression qui montre que l’être humain est incapable de se projeter sur le long terme et raisonne toujours à court terme.

De sorte que la protection de la planète, censée assurer notre survie, est hors de contrôle. On ne maîtrise plus la disparition des espèces, la qualité de l’eau qu’on boit, la quantité de plastiques qu’on déverse dans les océans, la récupération des déchets les plus dangereux, y compris les déchets nucléaires, le retraitement de nos ordures, la pollution de nos villes, l’absorption de pesticides, ou de produits perturbateurs endocriniens... Tout cela est complètement hors de contrôle. Les COP [12], souvent dirigées par les pollueurs du monde [13], ne servent à rien, n’ont quasiment aucun effet. Et l’homme, comme je l’ai expliqué dans un article récent (Pourquoi l’écologie ne fait pas recette ?), lui qui a toujours voulu dominer la nature, n’entend pas inverser les rôles et se laisser influencer par elle. Quitte à compromettre sa survie !

Pourquoi cette perte de contrôle ?

Comment expliquer cette perte de contrôle ? Pour moi, elle est dûe pour l’essentiel au fait que l’humanité ne se fixe plus d’objectif clair. Tout au long de son histoire passée, elle a tout mis en œuvre pour atteindre des buts certes ambitieux mais précis : vivre mieux, vaincre la maladie, assurer sa sécurité, se protéger des ennemis, accroître sa richesse, explorer la planète et l’univers pour mieux les comprendre, instruire les individus. Ces objectifs ont permis à l’humanité de mettre en place des actions cohérentes visant à les réaliser. Certains objectifs étaient vitaux, d’autres, comme la connaissance, faisaient partie de l’ADN de l’humanité. Même si elle n’était pas vitale, la conquête spatiale, dans les années 1960-70, a mobilisé des budgets colossaux et a passionné les peuples.

En fait, la plupart de ces objectifs ont été atteints à partir de la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Mais aujourd’hui, après avoir gravi patiemment, avec détermination, ces sommets de l’action et de la connaissance, l’humanité semble basculer de l’autre côté de la montagne, et dévaler une pente fatale. En fait, elle ne sait plus où elle va. Surtout, elle n’a plus de perspective commune. Les grands desseins du passé laissent la place à une myriade d’objectifs personnels et souvent conflictuels. Collectivement, le but que nous propose la société : consommer encore et encore, ne saurait constituer un aboutissement pour l’humanité. Au contraire, il est en passe de la conduire à sa perte.

La seule bataille dans laquelle l’humanité pourrait jeter toutes ses forces — la lutte contre le dérèglement climatique — est freinée par les intérêts financiers des grands groupes qui dirigent le monde. Sentant venir la fin de l’âge d’or, ces grands groupes appuient même sur l’accélérateur. Nous n’avons jamais été aussi bombardés d’incitation à la consommation, par la publicité, par le renouvellement rapide des offres, par la facilité d’accéder aux produits, grâce à Internet.

Toutes les enquêtes montrent que pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une génération pense que la génération suivante vivra moins bien. Un comble ! Et ce n’est pas qu’une question de climat, c’est aussi une interrogation sur le niveau de vie, sur la culture, sur la qualité du « vivre ensemble ». Les premiers signes de cette dégradation apparaissent :

« Alors que le Q.I. augmentait exponentiellement depuis des siècles, il est en baisse depuis quelques années [14]. »

Il y a donc un doute profond dans les esprits sur la capacité de l’homme à relever les défis de l’avenir. Chacun prend conscience d’une perte de contrôle et l’idée s’installe d’une sorte de fatalité : après avoir dominé le monde, nous le subissons. D’espèce dominante, nous sommes devenus une espèce dominée, livrée aux caprices du temps, de la nature, des ennemis à nos frontières, des virus qui s’échappent des laboratoires ; livrée à la montée de la violence et de l’ignorance ; livrée à l’appétit des marchands.

Comment l’humanité a-t-elle pu, en si peu de temps, tomber aussi bas ?

Mais derrière ces pertes de contrôle qui menacent l’humanité, s’en profile une autre, sans doute la plus inquiétante...

L’intelligence artificielle

L’intelligence artificielle a le vent en poupe. Elle crée dans l’économie une agitation frénétique. Elle fait peur mais chaque acteur de la société craint, en l’ignorant, de perdre la bataille économique. Elle est censée effectuer beaucoup plus vite, et beaucoup mieux, certaines tâches humaines qui font appel aux zones les plus sophistiquées de notre cerveau : l’analyse, l’expression, la mémoire, la créativité. Bref, tout ce qui fait de nous une espèce au-dessus des autres. La menace est donc grande que des robots se constituent en espèce au-dessus de l’espèce humaine et prennent le contrôle de l’humanité.

Il n’y a pas si longtemps, les inventions naissaient d’un besoin des peuples. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui, puisque les peuples ont perdu le pouvoir. Ainsi, je me suis toujours demandé si les peuples avaient demandé la création d’une voiture autonome. Je ne le pense pas. C’est une invention humiliante (« Vous êtes tous nuls au volant, on va vous protéger de vous-même ») qui pose beaucoup de problèmes d’éthique : Qui est responsable en cas d’accident ? Si pour éviter un piéton, la voiture doit se déporter sur le trottoir et qu’elle risque de heurter la mamie qui s’y trouve, quel choix va-t-on programmer à la voiture autonome : percute le jeune ou percute la mamie ? Autant de dilemmes que la mise au point de la voiture autonome doit résoudre.

Et l’Intelligence Artificielle ? L’avons-nous demandée ? Je ne le pense pas non plus. Au contraire, l’homme a plutôt souhaité par l’instruction et la culture augmenter ses propres capacités intellectuelles et ainsi développer une « intelligence collective » à l’échelle de la planète. Eh bien non, ce mouvement vieux comme le monde est soudain stoppé, de façon tout aussi humiliante : « Vous êtes limités. On va faire mieux que la plupart d’entre vous ».

Des robots ont donc été mis au point, comme ChatGPT de la société OpenAI, qu’on a entraîné pendant des mois à analyser tous les contenus produits par l’homme (et c’est facile maintenant avec Internet). Des algorithmes puissants ont ensuite été mis au point pour que le robot réponde à une question posée (ChatGPT est un robot conversationnel) ou effectue une tâche en se référant à la masse des réponses apportées par l’homme sur la toile. Il nous évite ainsi de fastidieuses recherches, souvent incomplètes, et livre la synthèse en quelques secondes.

L’intelligence artificielle est ainsi capable de résoudre des problèmes mieux et plus vite que ne pourrait le faire un humain.

Mais qui a demandé cela ?

Certes, les robots ne sont pas nés cette année ! Depuis des décennies nous sommes environnés d’ordinateurs dont les capacités de traitement des données et de circulation de l’informations dépassent largement les capacités de l’être humain. Mais ces outils semblaient être à notre service. Nous les maîtrisions à peu près et nous pouvions exercer sur eux un certain contrôle.

« 2001, l’Odyssée de l’Espace » de Stanley Kubrick. La salle de l’ordinateur, HAL.

En 1968, pourtant, le cinéaste Stanley Kubrick réalise un superbe film, « 2001, l’Odyssée de l’Espace » où il montre qu’un ordinateur à bord d’un vaisseau spatial, HAL, peut donner du fil à retordre à l’équipage, au point que celui-ci, pour éviter qu’il ne prenne le contrôle de leur vie, décide de le « débrancher ».

La dialectique entre intelligence Humaine et Intelligence Artificielle, dans « 2001, l’odyssée de l’espace », nous pousse à réfléchir profondément aux implications de notre quête technologique et à ce que cela signifie pour notre avenir en tant qu’espèce. Elle explore les tensions, les défis et les possibilités qui émergent lorsque l’humanité confronte ses créations, qui reflètent à la fois ses espoirs et ses peurs [15].

En fait, le problème est que nous sommes entourés d’outils que nous maîtrisons de moins en moins. Nous revenons ainsi à la pensée de Günther Anders dont j’ai parlé plus haut et à son ouvrage « L’Obsolescence de l’homme ». Si on se compare à l’homme préhistorique qui taille son silex, l’homme d’aujourd’hui ne peut plus être fier des objets qu’il utilise car ce n’est pas lui qui les a créés. Et même ceux qui les ont créés, compte tenu de la division du travail, n’en sont pas spécialement fiers. Nous contemplons notre smartphone, et nous nous réjouissons de tout ce qu’il nous apporte. Mais en fait, son existence dans nos vies nous humilie, car nous n’y sommes pour rien. Nous ne l’avons pas imaginé, nous ne l’avons pas créé. Nous l’avons simplement acheté et nous avons passé des heures à comprendre comment il fonctionnait. Et parfois même, nous y avons renoncé, ou nous nous sommes contentés d’en exploiter une toute petite partie de ses capacités, faute de maîtriser l’outil.

Le drame, nous dit Günther Anders, c’est que la technique fait désormais partie de notre Destin. Autrement dit, nous ne pouvons nous y soustraire. Elle est omniprésente. Et nous humilie donc en permanence. Et pourtant, la société nous enjoint de les utiliser, ce qui pose des problèmes, on le sait, notamment aux personnes âgées.

Nous avons le sentiment que ces outils nous contrôlent plus que nous ne les contrôlons.

Et l’intelligence artificielle vient en rajouter une couche, une couche plus épaisse encore, dans l’humiliation. Beaucoup de professions s’inquiètent naturellement du développement de ces outils : les traducteurs, les graphistes, les photographes et tant d’autres... L’intelligence artificielle va-t-elle jeter au chômage un grand nombre de salariés ? On dira que par le passé, des inventions ont aussi remodelé l’activité économique. On cite notamment les machines à tisser. Mais ces machines ont aussi été libératrices. Les robots dans les usines ont exécuté des tâches répétitives, peu valorisantes. Et ce fut un progrès humain, même si les dégâts sociaux ont été considérables. Qui voudrait revenir en arrière ?

Avec l’Intelligence Artificielle, on ne libère pas l’homme d’une tâche ingrate. Au contraire, on stoppe son développement intellectuel. On nous rétorque que l’IA sera une aide, qu’elle n’empêchera pas l’humain de penser, elle l’accompagnera dans sa démarche, dans ses études, dans ses analyses. Je ne suis pas convaincu. Je pense qu’à terme, parce qu’elle est humiliante, elle va infantiliser l’humanité et bloquer son développement. Le Q.I. global va s’en ressentir...!

Et puis, il y a un autre péril : les robots vont-ils prendre le pouvoir ? Il est trop tôt pour le savoir. Une chose est claire : l’humanité, depuis son apparition sur terre, a peu à peu perdu le contrôle de sa vie. Ce mouvement s’est particulièrement accéléré ces dernières années. Alors, au moment où l’humanité se trouve ainsi dans un état de grande faiblesse, l’apparition d’une technologie très performante nous inquiète. En fait, ce qui nous inquiète c’est que nous avons perdu le contrôle sur tous les aspects de notre vie et nous craignons que nous ne soyons incapables de contrôler cette technologie, au même titre que nous sommes devenus incapables de contrôler l’économie, le climat, les épidémies, nos enfants et nos animaux domestiques.

Le dernier mot revient à Stanley Kubrick

Le cinéaste Stanley Kubrick, auteur de « 2001, l’Odyssée de l’espace », « Orange Mécanique », « Barry Lyndon », « Shining », entre autres...

Mais tout n’est sans doute pas perdu ! Dans une interview vidéo où il parlait de ses films et où il évoquait notamment « 2001, l’Odyssée de l’espace », le cinéaste Stanley Kubrick semblait ne pas redouter tant que cela la prise de pouvoir par l’Intelligence Artificielle, alors que son film montrait le contraire. Il expliquait que la frénésie que suscitaient ces nouvelles technologiques venait de ce que l’homme se disait qu’après tout l’IA pourrait résoudre les problèmes auxquels il était confronté et qu’il ne maîtrisait pas. Ne sachant plus comment relever les défis du monde moderne, l’humanité aurait-elle inventé l’IA pour lui donner la clé de sa survie ? L’humanité aura-t-elle un avenir grâce à des robots plus intelligents qu’elle ? Ont-ils été créés avec cette idée derrière la tête ? J’en doute.

Mais on peut toujours rêver. Finalement, il se pourrait que l’Intelligence artificielle sauve du naufrage l’homme dépassé... fin

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Notes

[2Le reste de la matière de l’univers, 68% est de l’énergie sombre, ou noire.

[3Pour ne pas créer de crainte au sujet du parc de centrales atomiques français, les autorités vont prétendre, contre toute évidence, que le nuage de Tchernobyl a contourné la France !

[4Sans oublier les stocks de déchets nucléaires difficiles à gérer.

[5L’obsolescence de l’homme : Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, 1956. Günther Anders.Editions de l’Encyclopédie des Nuisances ; 1er édition (10 avril 2002).

[7La scripophilie consiste à collectionner les anciens titres actions boursiers, vieux titres de bourse, titres actions financiers périmés. Voir un site corse à ce sujet : http://scripophilie.corse.free.fr/titre-action-bourse-collection.html

[9Facebook, Instagram, WhatsApp

[12Les COP ou Conférence Of the Parties réunissent des États afin de définir des règles communes et de mesurer les progrès accomplis en matière de biodiversité et de climat, ces éléments étant définis par la CCNUCC. Adoptée lors du sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 1992, la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) est le premier traité international sur le changement climatique. Elle est entrée en vigueur en 1994. Elle reconnaît l’existence des changements climatiques et la responsabilité humaine dans ce phénomène. Elle vise à stabiliser les émissions des gaz à effet de serre (GES) d’origine humaine dans l’atmosphère à un niveau qui ne met pas en danger le climat mondial. Elle est signée par 196 États et l’Union européenne.

[13La dernière COP, la COP28, a eu lieu à la fin de 2023 à Dubaï, aux Émirats Arabes. Elle avait pour président, Sultan Al Jaber, PDG de la compagnie pétrolière nationale d’Abou Dabi (ADNOC). Il a tout fait pour minimiser le rôle de l’énergie fossile, c’est-à-dire le pétrole, dans la dégradation du climat.

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PUBLIÉ LE : 4 avril 2024 | MIS À JOUR LE : 28 avril 2024
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